A défaut de pouvoir me poser quelque part, je m'installe dans la frange de cette matinée. A quoi ressemble une vie? Qu'est-ce qui fait que ça ressemble à une vie, une vie? Je n'avais rien de plus, mais j'avais encore le temps de regarder, longtemps, d'épouser les éléments. La seule vraie bataille, je la mène de biais, et je ne suis plus là où j'aimais être. Il n'y aura rien de clair en ces mots, je dirai par omission, morceaux de reflets, à la façon dont je devine sans bien comprendre, ce qui est là. La tristesse aux larmes, les rêves remplis d'elle peut-être, la nostalgie d'une humeur, le poids stupide des choses. Pourquoi ce matin pleure-t-il. J'en aurais voulu quatre, c'était ce que je m'étais proposé hier soir, quatre heures, quand je m'asseyais quelques minutes sur mon balcon à l'ombre du soir, aspirant à une longue trêve. Deux, c'est tout ce que j'ai. Tout est si loin. Et mes outils, regarde, ils auraient pu si bien servir, et je ne suis pas au bon endroit, pas dans les bonnes peurs. Ce qui est facile, ce qui vient tout seul, m'éloigne du monde au lieu de m'en rapprocher. Je n'ai pas goût aux nécessités. Là où je ne m'ennuie plus, là où je n'ai plus peur, je suis seul. Je croyais depuis longtemps qu'il suffirait de peu pour que s'inverse la logique, que le plomb devienne plume, voile, aile, souffle. C'est sans doute toujours aussi vrai, j'y crois seulement moins. C'est un manque bien réel, un creux, un vide, une absence, ce n'est pas qu'il manque une étincelle au foyer, c'est qu'il n'y a pas de foyer. Il ne s'est pas créé. Cette détermination que d'autres portent comme une évidence, de foi et de confiance tissée. Quatre heures, je voulais un long espace blanc où m'allonger et disparaître. Là où je ne suis pas mis en défaut. Où je choisis vraiment d'être. Où je ne suis pas si perdu, si démuni. Je suis perdu et dépouillé, ici aussi, mais autrement. Ici, c'est une présence, s'y trouve forces et significations. Là-bas, c'est la longue blessure d'un ordre qui m'échappe, me laisse impuissant. Et ces deux heures ne suffiront pas, déjà elles ne suffisent pas, j'y respire étroit, le contact avec la fin trop immédiat, à portée de main. Je viens de penser à ce foyer que d'autres me donnent, de leur regard, de leur enthousiasme, de leur générosité touchée par ce que je fais, cette place d'élu qu'ils m'ont offert et qu'ils gardent à ma disposition. Et moi qui n'en fais rien, entends à peine ce qu'ils sont en train de me dire. Peut-être est-ce ce qui m'éloigne du monde qui vient tout seul, et non l'inverse. Après tant d'années si attentivement labourées de l'intérieur, il y a des volontés coercitives à l'égard de soi qui commencent à comprendre qu'elles ne servent à rien. Strictement rien. Le puzzle, les trous dedans, les coins joliment dessinés et les pièces introuvables, il y a un moment où je cesse de chercher à en faire un de ces spécimens qu'on achète sur les rayons des magasins, ceux qu'on trouve partout, qui disent comme ça doit être un puzzle, un puzzle bien acheté, bien entretenu, bien organisé. T'as toutes les pièces, et avec un peu de patience, ton image, tu la trouves, celle qui est sur le plan, tu la reproduis, fidèle, complète. Bordel ça ressemble à rien mon truc là. Ce refus insurmontable, viscéral, passionnel, de m'arranger avec l'existence comme elle est, ici, aujourd'hui. De jouer le jeu. Je trouve les règles débiles, et pire que tout, c'est le néant affligeant de ce qui pourrait vraiment nous nourrir, nous apporter ce dont nous avons réellement, profondément, incontournablement besoin. La substitution des essences d'humanité par quelques unes de leurs pires dégénérescences, l'alcool vicié dont l'ivresse fait des faux-semblant d'ivresse. Je ne signerai pas.