Je me suis reconnu au milieu des herbes vertes. Vu mon reflet sur les dunes allongées, offertes au ciel, au vent. Il embrassait la montagne solidement, m'épargnait des sueurs de la vallée, bousculait ce corps où je n'arrivais plus à m'approprier. Des lancées dans les jambes, des impatiences dans les muscles et dans l'esprit, je cherchais depuis le début d'après-midi une échappée. Le temps pressait, à tout faire, à goûter aux choses, à prendre du plaisir, à accomplir un ouvrage, à se rencontrer, à voir celles et ceux qui me sont chers, le petit temps de la journée comme celui du siècle, folle course, et l'angoisse de se réveiller un jour en se rendant compte de la longue nuit où je me serais embourbé. Je n'avais qu'un indice: les agacements dans mes jambes, un besoin de marcher, et dans ma tête, un besoin de respirer le grand air, loin des intendances. Montagne. Deux heures plus tard, après avoir encore réglé quelques affaires, je monte enfin. Aux belles heures où les ombres grandissent infiniment, où le soleil se souvient de la science des caresses. Vingt ans que je sais ce que j'aime faire, vingt ans que je mets dans les marges cet amour, qu'au milieu je construis ce qui me permet de continuer tout en m'empêchant de m'y impliquer totalement. Il y a eu quelques parenthèses d'implication totale, mais peut-on appeler implication totale quand celle-ci se fait au secret des autres, dans l'isolement, la peur viscérale, catastrophique, de la rencontre? Nos vies ne sont-elles pas parfaitement dépendantes de nos rencontres? Quand j'ai donné priorité à la musique, il y a quinze ans, j'ai pensé à la discipline aride des exercices quotidiens, à une heure de cours chez un professeur privé, me suis plié au réel par quelques cours donnés à quelques élèves et un poste de vendeur en magasin de disques, tandis que le cœur de mon intention m'emmenait à la dérobée vers l'écriture de chansons que personne n'entendait jamais. Même pas un groupe, même pas un allié, même pas une école, pas l'ombre d'un lieu où appartenir, échanger, nourrir, réjouir. N'est-ce pas la rencontre qui façonne tant et tant le développement de notre histoire? Qui fournit à nos sangs le désir de refaire un tour de manège? J'ai fait des rencontres à travers une formation et un métier aux ancrages sociaux plus standardisés, mais si peu par la musique, et aucune sur le pont des images et des textes, aucune qui s'inscrive dans le tissu réel de mon quotidien. « 20 ans » pensais-je là-haut, le cœur tendu vers toutes les énigmes du paysage. Cette nature parvient toujours à me faire croire qu'elle détient la clef du secret, que j'y effleure la réponse à toutes mes questions. Ma peur des autres a perdu de son emprise, je la connais, le reconnais, peux y distinguer les différents motifs qui nourrissent sa puissance, j'ai pu l'année dernière surmonter la virulence de ses manifestations physiques et monter sur les scènes sans y perdre ni mes moyens ni mon plaisir. Pourtant il me semble que tout reste à faire – et surtout le plus dur. J'atteins maintenant cet âge que l'on dit marquer d'une précipitation psychique nos errances existentielles. Hier, j'aurais pu tout plaquer, partir sur la route pour faire peau neuve. Mais j'avais l'intuition que c'était encore échapper à ce que je retrouverai partout. L'étau se resserre: j'ai perdu la passion et c'est de moins en moins supportable.