Je cherche un peu de place, un espace où s'effacerait tout ce qui n'est pas paysage. Dehors, celui qui défile roule sous mes yeux comme le chapelet sous les doigts du moine, au rythme d'une silencieuse prière, scansion régulière formulée d'une voix sourde par les roues du train. Dedans, un autre roulis, où s'entremêlent flottements d'esprit et pesanteurs de corps, émois qui s'entrechoquent comme des pierres dans le flux tourbillonnant d'un ruisseau. Je ne le trouve pas cet espace, mais il se creuse un peu plus à chacune de ces phrases. Elles tombent sur la feuille entre deux regards perturbés par les beautés du dehors, ces champs couverts de brumes où le soleil des premières heures fait chatoyer ses reflets; la femme qui marche seule sur le trottoir, figure de destin, silhouette humaine où se projettent toutes mes existences – telle une marionnette de théâtre elle aspire mon âme en sa comique tragédie; les jeux d'ombre et de lumière dans le contre-jour auroral saisissant mon petit cœur d'homme et le broyant mille fois sous les durs martellements de son impuissance... Ces phrases continuent cependant leur délicat ouvrage, tirent sur les bords de ma conscience, tentant d'en écarter tendrement les franges, fermées en lèvres inquiètes, tremblantes d'un trop plein d'émotion, n'osant plus dire, tant dire est fait de mots épais et larges, si bouffis de vie qu'ils semblent pouvoir déchirer la pulpe fragile de ces chairs.
Face aux lueurs opposées, celles du couchant, la journée tirant un trait sur son portrait, me voici rendu à une semblable quête. Attendant que se rassemblent les éléments de la journée, chaos répandus en pièces morcelées dans ce corps où la conscience n'a pas pu mener à bien la métabolisation de mes vécus – par trop nombreux, menaçants, confus. Après la rue qui m'effraye – ma psyché avançant vers la coque du train comme une proie à la merci de chaque présence alentours – le soleil qui m'aveugle fait baisser mes paupières et insuffle par l'iris entrouvert un peu de chaleur, une apaisante tiédeur. Bien qu'au même moment il en déchire des lambeaux à sa façon de laminer le paysage, lame de feu tranchant la campagne de formes aux géométries et aux couleurs d'une innommable beauté. Puis-je encore? D'où puise-t-elle cette persistance, à quelle force s'abreuve-t-elle, celle qui me contient? La triste musique qui se répand dans mes oreilles inonde le paysage d'une mélancolie sans frontières, l'horizon de matière n'apportant nul réconfort à ce qui maintenant passe sous le marteau du ferrailleur atavique, qui rode au fond de mes cellules, dans les couches profondes de mon histoire, les chemins primitifs de mon affection. Mais peu à peu, comme une aiguille transforme la pelote en habit sous le geste appliqué de la brodeuse, je sens se réorganiser ma composition d'être. De respirer profondément, descendre lentement en moi, revenir à la simplicité immédiate d'une raideur dans la nuque, d'une tension dans le genou, raccommodant patiemment ce qui s'est décousu au fil du jour.