13 février 2012 1 13 /02 /février /2012 18:22

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Hier, je n'avais je crois jamais ressenti cela, ce que j'ai ressenti hier. J'avais besoin de voir le soleil, de le regarder, de le sentir frapper mon visage. Il fait rudement froid depuis des jours, et le ciel est d'un gris monocorde, des nuages homogènes sur lesquels se distingue à peine des voiles violet, bleu ou jaune, très pales. Hier il faisait beau et je me sentais littéralement appelé par la lumière directe du soleil. En rentrant du travail, malgré le froid, je sentais un besoin viscéral d'aller marcher dehors et de trouver un coin où je pourrais me disposer sous les rayons solaires. Il en était à ses dernières lueurs quand je suis arrivé au pied d'une tour où j'ai pu m'adosser à un muret et exposer mon visage aux rougeurs orangées de son couchant. J'étais comme obsédé par cette nécessité de sentir le soleil caresser ma peau, de pouvoir le regarder dans les yeux. Surpris, étonné de ressentir cela, que ça s'impose à moi, que ça indique une nette préférence à tous mes mouvements. Il nous restait quelques minutes de muette conversation. Derrière moi, l'immeuble de béton, devant moi un rond point où les véhicules s'empilaient: à l'heure où l'on quitte le travail et rentre chez soi. Au loin, je devinais la silhouette d'une montagne, et je pouvais imaginer la plaine qui fut là, un temps. Une odeur de kérosène, le bruit de la circulation à travers mes écouteurs en lesquels se chamaillaient moteurs et piano, accélérateurs et oude. Ça puait, c'était bruyant. La plaine était silencieuse, on pouvait y entendre des oiseaux, et le bruit de l'eau qui s'écoule un peu plus loin. Une femme avait sorti son téléphone pour prendre une photographie du soleil à contre-jour, les profils des bus et des voitures se découpant noires sur le ciel métallique. Et le sens, et le sens de tout ça. Elles tournaient en rond, les voitures. Le soleil se couchait. La plaine avait disparu depuis longtemps. Et moi?

 

 

 

errant toujours

 

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28 janvier 2012 6 28 /01 /janvier /2012 16:29

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Je cherche, en fait, je sais quoi. J'oublie surtout. J'oublie plus que je ne sais. Mais cela, précisément, que je trouve à nouveau. Je cherche. Ce vertige. Cette délivrance. Le corps se plait bien. Apaisé en cette rencontre, où se dit l'équivalent des vagues sous le couchant, celles que j'ai vues cette nuit, dans le doux rêve où je revenais à toi avec la mer dans la tête et où je te disais « tu as raison, la mer, ô la mer... » Des corps, silhouettes noires sur la toile métallique des eaux, perlée d'ocre et de jaune, de bleu et d'anthracite, des corps jouaient dans les remous, et sous mes pieds le sable et surtout, surtout, cet épanchement amoureux, liquide de mon souffle, comme le temps s'était arrêté, la beauté peuplant chacun des éléments. A devenir fou, de mélancolie, de stupeur, de silence, de joie. J'avais eu le corps nu contre l'air, la pensée nue sous l'infini de cieux. Je revenais à la ville, vers toi, et je te disais combien tu as raison, quand tu me parles de ton désir de soleil, de mer, de nature, de beauté. Une vie, seule traversée, courte période, césure à soi livrée, et dehors voiture, béton, grisaille et froidure. Un jour, voir depuis la fenêtre de larges étendues de ciel et de terre, du bleu au vert, le brun mâchant les chemins clair, un mur blanc miroitant les éclats stellaires. Nous cherchons, en fait, la même chose peut-être. Nous saurons un jour. Pour l'instant, grise, fermée, pauvre, l'envergure soupire, espère, cherche, regarde, attend. La percée de cette heure où je la trouve à nouveau, ma délivrance, masque de brume sur ce que je vois, pâle ouverture sur l'ennui, me ramène au songe de cette nuit. Je t'ai envoyé des oiseaux de baisers, un plein vol de ma lippe joyeuse, je me suis laissé séduire par de beaux objets, dont petit à petit, je garnis mes intérieurs, profitant de leur arrivée pour pousser dehors ceux qui n'émettent aucun charme, ne me disent rien, font un silence mat, une absence sans saveur. Je laisse petit à petit ce que je trouve beau venir chez moi, entrer chez moi, habiter chez moi. Je mets le sous supplémentaire qui me permet de passer de l'utile à l'esthétique. Je cherche. J'occasionne. Provoque cette délivrance, ce vertige. Je les veux auprès de moi, m'entourant de leurs chaudes mains, griffant mon torse comme tes ongles,  m'étourdissant de désir, d'un appel amoureux. Les voitures passent, derrière la vitre du bistrot, et me voici poète à nouveau, une heure durant, et j'aime entendre parler les serveurs parce qu'ils parlent italien, parce qu'ils parlent une langue étrangère, que je ne comprends pas et qui fait une musique, où se trouve l'oubli de tous les autres bruits, j'aime aussi l'allure Belle Epoque de ce lieu, qui fait comme une chanson pour les yeux, je regarde dehors mais je ne vois rien, sans doute est-ce moche, cette rue, ce béton, ces pancartes, cette lumière, je ne les vois guère, je vois encore la violente beauté du songe qui m'a heurté cette nuit, je vois les roulis, les silhouettes vivantes, le soleil furieux, et je me dis que ce rêve continue maintenant de me nourrir. De me protéger, de quoi sinon d'un ennui. Et le chemin est encore long, le temps court, l'amour difficile. Qu'importe si la vie reste vivante. Sans doute.

 

 


 

dans un rêve

 

 


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17 janvier 2012 2 17 /01 /janvier /2012 16:15

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Depuis la séance, pas un seul de mes mouvements n'a été au-delà de ce que mon corps acceptait, ni en acte ni en force ni en vitesse. Hypersensible au moindre décalage, fait violence. La douleur est nette, le refus immédiat. C'est lui qui dit. Je n'ai qu'à rester attentif. Présent à l'ensemble. Quand ça refuse, ça fait du dégoût, comme au contact d'une odeur écœurante, d'une vision insupportable, d'une nourriture dégoûtante. C'est aussi simple et évident que ce genre de sensations. Une répulsion physique. Sauf que c'est plus diffus et qu'il suffirait de peu pour que j'en perde la sensibilité. Mais je sens un truc en moi qui réagit au quart de tour, exprime par un haut-le-cœur, une sorte de nausée épidermique, à ce qui ne lui convient pas. Ce que je m'apprête à faire, ce qui me vient en image dans la tête comme une idée de ce dont je pourrais m'occuper, la vitesse à laquelle je me déplace. Je sais immédiatement: je sens.

 

 


vers de nouvelles peaux

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15 janvier 2012 7 15 /01 /janvier /2012 16:48

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Je commence à voir. Je me traite au rabais. Je ne fais pas ce qui me plaît, je ne m'achète pas ce qui m'attire, je me refuse ce qui me séduit. Je prends les choses qui coûtent le moins cher et qui jurent le moins possible avec mes goûts, sans m'apercevoir que ceux-ci, certes supportent, mais sont bien loin de se réjouir le palais. J'accepte de vivre petit, parce que je crois – je croyais – que l'argent est un démon qui vous entourloupe les sens, vous fait oublier le sens des valeurs, le sens du fragile, le sens de l'humain. Ma vie tourne en rond autour de cet axe, de ce pylône de sécurité, auquel je suis accroché comme une chèvre, n'ayant pour liberté de mouvement que le petit cercle usé de son trépignement.




tout ce qu'on peut être tout ce qu'on peut

 

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14 janvier 2012 6 14 /01 /janvier /2012 10:44

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Tout revient. Je regarde. J'admire presque, cette parole silencieuse, du corps qui reprend vie, fait ce qu'il aime, sans que je ne lui dicte rien. Étonnement. Au bon endroit, je veux dire, en présence, au bon endroit de l'intérieur, où il n'y a pas le trop, le dissonant, l'incertain. Seulement du bon, du désiré, de l'accordé. Alors, spontanément, comme ils se remettent à l'œuvre les gestes qui aiment ce qu'ils font. Et des forces pour échapper aux amarres, aux cordes, aux lestes, reviennent, possibles, respirantes. Oui, toucher le désir et réveiller l'angoisse, pour un désir malmené, ignoré, empêché. Loin d'être parfait, mais épargné bientôt de ce qui fait poids, bâillon, fatigue. Je vois. Et la simple émission de cette parole revenue, confine la confiance dans son moelleux coton d'aisance. Continuer. Braver les ultimes écueils.


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20 octobre 2011 4 20 /10 /octobre /2011 05:05

11092011841

Gris les nuages. D'enclume mon ombre. Et je ne connais pas le cœur, à cet instant, de ma présence. Sinon qu'épuisement et impuissance y baignent comme deux méduses toxiques, deux visqueux poisons. « Ai-je le droit de m'arrêter là en attendant la nuit? » D'où la question a surgit jusqu'au bord de mes lèvres, je ne sais, mais je l'ai regardée comme la plus tendre des mères, incapable de prononcer d'autres paroles qu'une larme. Mon crâne exploserait si tu y apposais l'aiguille d'un reproche, d'une tâche supplémentaire. Bulle de savon pleine de fumée, frôlant dangereusement les objets entre lesquels elle musarde en somnambule. Grise l'humeur, d'enclume mon désir. Et si je connais la maladie et ses causes, il me faudra pourtant patienter pour qu'au remède cède ma volonté. J'ai le droit de ne rien faire, oui, et cette perle triste glissant au coin de mes yeux exprime toute ma reconnaissance, mais elle ne sait pas que trop d'exigences manipulent mon corps et le soumettront ce soir encore à ce qu'il n'a pourtant plus le sang de supporter. A d'autres auges sa faim s'adresse, modeste et frugale, pourtant je céderai encore aux voix séduisantes des narcisses qui trouvent grâce et s'embellissent sous la fontaine de mon arrosoir trop craintif de les voir mourir.

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18 octobre 2011 2 18 /10 /octobre /2011 05:33

Saintes-Maries-2011 0431

D'hier, il ne me reste rien, si je ne creuse pas un peu. En déroulant le fil de la journée d'un seul coup, je me suis dit: ben ouais, levé, écriture, travail, rentrer, yoga, emails, quelques chansons, quelques pages d'un livre, puis la nuit. Comme s'il ne restait rien de substantiel, comme si je l'avais traversée imperméable à tout ce qui avait eu lieu. Mais si je prends le temps et que je la revisite depuis le début, je m'aperçois qu'elle n'est pas seulement une somme d'actes sans valeurs particulières à mes yeux, sans matière digne d'intérêt pour écrire. Ma première impression me laisse un sentiment de vide, me fait une impression fantomatique, un jour de plus, un jour voué à disparaître dans la somme confondante et misérable. Je ne trouve rien qui m'inspire, autrement dit qui me touche, à partir de quoi sentir pour écrire. Puis je me souviens de la nature particulière des premières heures: le soin pris à commencer par détourner mon attention des injonctions qui matraquaient mon esprit à coups de pensées montées comme une horde policière, la détourner vers ce qui avait lieu plus bas, dans mes jambes, dans ma poitrine, dans mes muscles. Au lieu de me lever d'un bond pour répondre favorablement aux instances qui souhaiteraient pouvoir tout contrôler, régir le moindre de mes gestes et les mettre à la queue-leu-leu pour les faire avancer proprement, convenablement organisés pour réaliser l'ordre des démarches inscrites sur la papier, d'une quinconce parfaitement fonctionnelle, qui protégerait contre une angoisse complexe aux nombreux visages, au lieu de me lever ainsi, j'ai attendu, j'ai demandé comment ça allait là-bas dedans, et l'on ma répondu « sommeil! », j'ai entendu des voix rauques me susurrer « on est bien sous les draps, laisse-nous goûter un moment à la chaleur, laisse-nous étirer nos muscles, laisse-nous revenir à la vie en douceur », et j'ai attendu, et j'ai senti, et j'ai participé à ce sommeil, cette bienheureuse étourderie de mes premières minutes de conscience, jusqu'à ce que, sans même que je ne le décide, je me retrouve debout sur mes deux pieds, prêt pour l'étape suivante.



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4 octobre 2011 2 04 /10 /octobre /2011 04:32

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Il s'agissait d'entrer dans la grande pièce de lumière avec la plus grande délicatesse. Le jour, par son éclat trop vif, ses voix trop nombreuses et ses paroles éparpillées, me demandait trop de concentration, trop d'efforts pour y entrer d'un seul coup. J'avais la sensation de faire violence à mes sens si je ne prenais pas le soin de leur arranger un couloir où tamponner sous mon front les humeurs qui s'y étalaient comme de vastes aurores boréales. Je m'arrangeais aussi souvent que possible pour avancer au ralenti dans le petit tunnel qui permettait d'accéder au jour dans un coin sombre de la nuit. En réalité, ça faisait un bon moment que je n'avais tout simplement pas ressenti le désir de me jeter dans la lumière comme on se jette dans l'eau d'une amusante baignade. On m'a sorti du ventre de ma mère au forceps et ce n'est certainement plus la manière dont je souhaite être jeté en pâture au monde, tiré des molles et chaudes enveloppes de la matrice nocturne. Pas de forceps donc, des mains délicates, tendres, qui accompagnent le mouvement en douceur, me proposent des angles et des manières, me tendent une substance à téter pour faire baisser l'angoisse, me tirent de l'impasse où je me trouve. C'est vrai, le sommeil permet tout, aussi bien qu'il empêche tout. Sans lui, rien n'est possible, mais restes-y donc et vois le résultat. Ces longues heures d'un corps sans forces, allongé sur le lit, enfoui sous les couvertures, dont rien au dehors n'attisait le désir, sinon que chaque élément pouvant le provoquer suscitait les peurs qui simultanément étouffaient tout mouvement. J'aime ce précieux moment que j'étire dans toute sa longueur, à la façon dont j'étire ensuite mes membres engourdis, ce bonjour amical que je me prodigue, cette bienvenue que je me souhaite et qui rend aux lueurs blafardes à venir leurs secrètes couleurs, leurs indubitables richesses, parfois leurs bontés même si celles-ci ne sont pas plus sûres que les méchancetés inévitables. Bref, je m'arrange une sortie d'artiste en bonne et due forme: après avoir brillé aux côtés des milliards d'êtres humains de cette facette du globe dans mon sommeil étoilé, chacun ayant fait son tour de passe-passe sur la scène lunaire, j'ai mon petit coach personnel qui me félicite pour cette traversée courageuse (non quand même pas, je ne vais pas jusqu'à me féliciter d'avoir dormi, c'est pour l'image, voyons...), me tend un verre d'eau, me prépare l'une de mes boissons préférées, puis, après avoir installé sous mes yeux la grande toile où le spectacle de l'aube va commencer, il me glisse une plume dans la main, allume une lampe feutrée, fait monter dans la pièce le son d'une musique chaude et portante comme les mers où le sel vous installe en lévitation, et il m'abandonne là à ma tranquillité, sûr qu'entouré de tous ces éléments, ma venue au monde ne peut que bien se passer...

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30 septembre 2011 5 30 /09 /septembre /2011 07:12

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Combien ces clartés fulgurantes, pleines, si solides à l'instant de leur éclosion, et parfois puissantes de longues heures durant, peuvent, d'un seul coup, au son d'une parole à laquelle l'une des mes peurs viscérale s'identifie promptement, combien ces clartés peuvent être décontenancées, et vaciller dans le puits sans fond du doute, entrer dans les brumes d'une incertitude où je perds pied. Je perds ce qui me permettait de tenir simplement debout, campé tranquille sur non pas une posture mais un sol vivant de cellules éloquentes, gorgées de présence, harmonieusement accordées en leur offre et leur demande. L'objet menaçant survient et elles se rétractent, comme ces feuilles qui se replient sur elles-mêmes lorsqu'on les touche, et je ne sais plus où je suis. Ce qui formait l'évidence de mon ressenti, un mur contre lequel m'appuyer, une enveloppe en laquelle mes choix pouvaient être contenus sans être prisonniers, ce qui formait cette évidence s'est évaporé, mur évanoui en deux secondes et je manque de peu de m'affaler sur le sol, courant quelques pas de travers, adaptant mon équilibre au nouveau centre de gravité, réajustant l'ordre de mes pensées, la perspective de mes décisions. Sans doute ont-elles mis le doigt sur mes propres doutes, ces paroles inquiétantes, je ne peux simplement leur en vouloir, ce serait trop facile. Au contraire, je finirai peut-être par les remercier, d'avoir réouvert l'espace d'une mise en question où mes ambivalences peuvent à nouveau dialoguer. D'un autre côté, ce serait faire l'impasse sur la colère aussitôt survenue que de déjà faire preuve d'une telle magnanimité. Elles me font chier ces paroles, j'étais bien dans cette osmose entre mon ressenti et ma pensée, il ne manquait plus qu'à y mettre le geste, un jour, pour que l'épanouissement tant attendu advienne enfin. Et voilà qu'un tiers, sans malveillance aucune, déposant ses perceptions et son entendement dans le cylindre de mon être y sème la zizanie et la discorde. Pour l'instant, si d'un naïf mouvement, je remets au centre ce qui aligne mes sens, je sens la colère et j'envoie bouler tout ce qui a provoqué ce chaos. Sans certitude que le geste du futur sera celui que j'imagine au temps où je l'imagine opérer, j'ai la sensation claire, pleine et solide, que le plus intime de ma personne refuse catégoriquement d'entrer en matière avec ces projections venues du dehors. Et tout se recondense à l'intérieur de moi, mes pieds ont quitté les vapeurs fuyantes pour retrouver la matière fiable d'un réseau sensible sur lequel prendre appui, exister aujourd'hui avec ce que je suis.

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25 septembre 2011 7 25 /09 /septembre /2011 10:01

Saintes-Maries-2011 0305

 

Il a suffit qu'elle dise « vous pouvez vous imaginer enfant » pour qu'une très vieille mélancolie submerge tout mon être. Dévastatrice. La tête blonde, ronde, où les longues mèches s'agitaient en pagailles ou roulaient comme des fils de soie. Je l'aime cet enfant, je l'aime mille fois plus que l'homme que je deviens. Je le trouve beau, le visage doux de tous les marmots bien nourris et bien aimés. Il avait des cheveux épais et fous, un bol doré flottant avec la grâce d'un songe sur ses expressions innocentes, l'angélisme d'une peau diaphane contrastée par des yeux opaques de présence et de dialogue intérieur. Il était insouciant, il ne vivait pas dans sa tête – pour autant que je me souvienne. Il éprouvait le monde. Et ça lui suffisait bien. Il aimait regarder par le fenêtre, on lui reprochait de manquer de concentration à l'école et d'avoir souvent la tête ailleurs – il vivait donc aussi dans sa tête, mais pas tant pour contrôler ses émotions que pour échapper aux mornes plaines de l'ennui. Moi je suis fier de lui, je le regarde dans la classe et je lui souffle à l'oreille: t'as raison, regarde dehors, c'est bien plus intéressant. La lassitude et l'impatience qu'il devait vivre, coincé devant son bureau pendant des heures, tandis que peut-être les souvenirs de ses vacances flottaient encore dans son esprit, les grands espaces des pays nordiques, les plaines immenses s'affichant devant le tableau noir, à la place des chiffres, des nomenclatures, des calculs et des noms de capitales. Sa capitale à lui se trouvait bien loin de ce monde mathématique, froid, abstrait, à apprendre par cœur d'un cœur qui s'en fichait éperdument. Sa capitale à lui n'avait pas besoin d'être nommée, elle était perdue dans les steppes, répandue sur des kilomètres de nature sauvage. La vie d'adulte n'a pas grand chose d'enviable, me dis-je aujourd'hui. Sinon cette liberté, portant le fardeau d'une nostalgique insouciance. L'homme que je deviens a perdu la beauté des traits de son enfance, comme il perd peu à peu la folie romantique de ses cheveux et de ses rêves. Happé par l'incompressible réalité. Combien de fois ai-je été tenté par l'autre folie, l'abandon, la coupure? Je n'ai pas de peine à saisir de l'intérieur l'ambivalence que portent ceux que je soutiens dans leur rapport troublé au monde. Et je me souviens d'avoir touché du bout de l'âme ce lieu de fracture où les exigences du réel sont si insupportables que s'abandonner à l'hallucination de leur déni m'apparaissait comme un tentant soulagement – même si je pressentais, à juste titre, que « soulagement » n'est pas le mot le plus approprié pour définir l'expérience de l'esprit qui se laisse ainsi déporter. Alors quoi, sans doute mon refus se joue-t-il en cette scène dominicale, ces heures volées, saisies en douce comme le chenapan fait son larcin, et je regarde par la fenêtre, échappant aux voix de mes maîtres jusqu'à retrouver l'intime paix.



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