Il n'est plus question de séduire, de ramener à soi. Déplacer le centre de loyauté, le ramener à soi. Ces billets n'auront pas pour mission d'étourdir son espoir, ni le mien. Mais de répandre sans fard le fil des actualités quotidiennes, sur le champ de mon intimité. De faire vérité avec soi. Et dans ce silence j'entends mieux que je ne m'entends plus, qu'on ne s'entend pas. Qu'on s'entendait en sourdine, en échos, qu'on s'entendait un peu, assez, beaucoup parfois, et qu'une entente nouvelle m'a semblé naître, il y a huit jours. Un début, le plus prometteur des débuts, juste avant la fin. Je commence à croire depuis une heure à peine qu'elle pourrait ne pas revenir. Qu'on ne saura peut-être jamais si nous avions pu nous entendre. Mes pensées n'ont guère d'autre passion qu'elle. Elles m'endorment et me réveillent. Elles commentent les gestes que j'aurais pu faire, les souvenirs qui surgissent de nulle part, elles se désolent de maints sujets, construisent des scénarios qui déjouent la réalité ou trahissent mes sentiments, se dressent en remparts devant les zones fragiles de ma psyché, elles s'adressent à elle, l'invectivent, la caressent, lui demandent d'être et de ne pas être. Je peux vivre là assez tranquillement. Dans cette entre-deux eaux où rien n'est trop défini, où je peux laisser respirer mon ambivalence, où la possibilité qu'elle revienne ou qu'elle ne revienne plus reste ouverte, où ce qui vient au jour en moi peut s'y risquer sans avoir peur ni de blesser trop ni d'être trop blessé. Je crois que tout est encore possible, pour moi. Je dis ça sans être sûr. Je dis ça depuis où je suis. C'est l'homme au menton tremblotant qui dit cela, celui qui s'est trouvé submergé d'émotions dans les rayons du magasin, tandis que le nom d'elle et son visage sont apparus dans sa tête, peut-être l'a-t-il imaginée en train de faire ses courses, se souvenant de ce plaisir en commun: flâner inutilement dans la grande surface, comme pour s'y perdre, y égarer son âme en peine et la détourner de ses maux, en chinant des yeux les étalages. « Elle ne vous laisse pas indifférent » lui avait-on dit d'un ton entendu. Et simultanément, lui sait, devant elle, les tons entendus ne pourraient servir à mieux s'entendre. Mais c'est aussi l'homme de ce savoir qui pense que tout reste possible, il ajouterait qu'il me faut traverser cela, cet entre-deux, cette réappropriation d'une loyauté personnelle, cet élagage du trop à penser. Je n'ai pas connu cette expérience-là. D'aimer sans pouvoir aimer, d'être étourdi sans pouvoir s'étourdir, d'être touché au plus vif sans pouvoir vivre le touché. On me dit que je coupe les cheveux en quatre et je ne m'en défendrais pas, et je ne suis pas celui qui reconnait et énonce le plus simplement du monde ses sentiments à l'égard d'autrui, c'est vrai. De sentiments amoureux, je n'en ai plus sans relation amoureuse, et de relation amoureuse, je n'en ai plus sans amitié, sans le jouissif plaisir de s'entendre bien. Sinon cette gamine, flirt d'il y a sept ans, qui m'empêchait de respirer dès qu'elle apparaissait, alors que nous n'arrivions pas à échanger trois mots et qu'elle ne m'intéressait en rien. Il n'y a aucune évidence en ce que j'éprouve, sinon cette réponse qui semble avoir détruit les derniers restes de sa patience et de son affection, ce « je ne sais pas » dont je suis pétris. Et je reste là, en retrait, sans accuser réception de son message, sans rien dire parce que tout bouge et que je ne pourrais dire que cela: tout bouge, indistinctement. C'est ce qui tremble en moi à l'évocation d'elle, c'est l'incomparabilité de ce qu'elle est et le charme dont ceci m'enveloppe, c'est la façon dont son regard, son visage, sa démarche revenus à mon esprit imposent leur trouble, c'est le puits de tendresse qui se creuse au milieu de mon cœur en songeant à ce je ne sais quoi d'elle qui me renverse. C'est tout cela et la nage à contre-courant, la confondante difficulté à s'entendre, la carence de plaisirs simples, les épuisements sous la violence d'une perpétuelle menace, de la peur de l'autre, de la peur de soi, la tension des émotions retenues, le désarroi de cette entente quotidiennement refusée – pourtant survenue en fin de course. Tout cela qui bouge, indistinctement, évolue au secret comme la chrysalide dans son cocon. Et qui me laisse entrevoir combien les sentiments et la relation touchent à des lieux différents de nos géographies intérieures. Peut-être n'est-il pas si étrange d'aimer sans pouvoir aimer.